« Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands chapeaux, étés presque sans nuits… Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma mère me l'accordait en récompense. J'obtenais qu'elle m'éveillât à trois heures et demie, et je m'en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.
À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d'abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps… J'allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C'est sur ce chemin, c'est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d'un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion…
Ma mère me laissait partir, après m'avoir nommée "Beauté, Joyau-tout-en-or"; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, – "chef-d'œuvre", disait-elle. J'étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d'accord… Je l'étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu'à mon retour, et de ma supériorité d'enfant éveillée sur les autres enfants endormis. »
Sido
COLETTE — Le jour de l'An à Saint-Sauveur
Qui pourrait me rendre la solennité puérile des jours de l'An d'autrefois?
Une enfant très aimée, entre des parents pas riches, et qui vivait à la campagne parmi des arbres et des livres, et qui n'a connu ni souhaité les jouets coûteux : voilà ce que je revois, en me penchant ce soir sur mon passé... Une enfant superstitieusement attachée aux fêtes des saisons, aux dates marquées par un cadeau, une fleur, un traditionnel gâteau... Une enfant qui d’instinct ennoblissait de paganisme les fêtes chrétiennes, amoureuse seulement du rameau de buis, de l'œuf rouge de Pâques, des roses effeuillées à la Fête-Dieu et des reposoirs – syringas, aconits, camomilles – du surgeon de noisetier sommé d'une petite croix, bénit à la messe de l'Ascension et planté sur la lisière du champ qu'il abrite de la grêle... Une fillette éprise du gâteau à cinq cornes, cuit et mangé le jour des Rameaux; de la crêpe, en carnaval; de l'odeur étouffante de l'église, pendant le mois de Marie...
Vieux curé sans malice qui me donnâtes la communion, vous pensiez que cette enfant silencieuse, les yeux ouverts sur l'autel, attendait le miracle, le mouvement insaisissable de l'écharpe bleue qui ceignait la Vierge? N'est-ce pas? J'étais si sage!... Il est bien vrai que je rêvais miracles, mais... pas les mêmes que vous. Engourdie par l’encens des fleurs chaudes, enchantée du parfum mortuaire, de la pourriture musquée des roses, j'habitais, cher homme sans malice, un paradis que vous n'imaginiez point, peuplé de mes dieux, de mes animaux parlants, de mes nymphes et de mes chèvre-pieds... Et je vous écoutais parler de votre enfer, en songeant à l'orgueil de l'homme qui, pour ses crimes d'un moment, inventa la géhenne éternelle... Ah! qu'il y a longtemps!...
Ma solitude, cette neige de décembre, ce seuil d'une autre année ne me rendront pas le frisson d'autrefois, alors que dans la nuit longue je guettais le frémissement lointain, mêlé aux battements de mon cœur, du tambour municipal, donnant, au petit matin du 1er janvier, l'aubade au village endormi... Ce tambour dans la nuit glacée, vers six heures, je le redoutais, je l'appelais du fond de mon lit d'enfant, avec une angoisse nerveuse proche des pleurs, les mâchoires serrées, le ventre contracté... Ce tambour seul, et non les douze coups de minuit, sonnait pour moi l'ouverture éclatante de la nouvelle année, l'avènement mystérieux après quoi haletait le monde entier, suspendu au premier rrran du vieux tapin de mon village.
Il passait, invisible dans le matin fermé, jetant aux murs son alerte et funèbre petite aubade, et derrière lui une vie recommençait, neuve et bondissante vers douze mois nouveaux... Délivrée, je sautais de mon lit à la chandelle, je courais vers les souhaits, les baisers, les bonbons, les livres à tranches d'or... J'ouvrais la porte aux boulangers portant les cent livres de pain et, jusqu'à midi, grave, pénétrée d'une importance commerciale, je tendais à tous les pauvres, les vrais et les faux, le chanteau de pain et le décime qu'ils recevaient sans humilité et sans gratitude...
Matins d'hiver, lampe rouge dans la nuit, air immobile et âpre d'avant le lever du jour, jardin deviné dans l'aube obscure, rapetissé, étouffé de neige, sapins accablés qui laissiez, d'heure en heure, glisser en avalanches le fardeau de vos bras noirs, – coups d'éventail des passereaux effarés, et leurs jeux inquiets dans une poudre de cristal plus ténue, plus pailletée que la brume irisée d'un jet d'eau... Ô tous les hivers de mon enfance, une journée d'hiver vient de vous rendre à moi!
COLETTE — Le jour de l'An à Saint-Sauveur ; Les vrilles de la vigne (1908) Littérature et Poésie
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Colette (1873-1954), écrivain français, à 13 ans.
Crédit photo :© Roger-Viollet
"Une belle table française, apprêtée pour un "grand dîner" mérite presque autant de considération qu'un bon tableau. Sa blancheur traditionnelle, que frappent les feux d'un lustre indiscret, rebondit jusqu'aux visages qui la ceignent. La lumière réverbérée atteint l'arcade sourcilière, la saillie de la lèvre supérieure, le rebord du menton, et plus d'une beauté féminine s'en trouve comme fardée d'un éclat théâtral. Longue pavoisée de fleurs, la table du dîner ressemble à une île fortunée..."
(Colette, "A la maison", 1926)
Photo de la salle à manger de la maison de Colette par Emilie Molinero.